L’art de la fuite
Il comprend la lassitude des victimes. Le franchissement d'une ligne invisible, qu'on ne découvre que lorsqu'on l'a dépassée. Offrir son cou au bourreau, au bienfaiteur, à l'oubli. Car à quoi sert de se souvenir de Lætitia ? Le temps des magiciens est révolu, celui de l'illusion aussi, depuis que l'enfance s'est envolée.
Bach, un inspecteur de police d'expérience, doit enquêter sur une série de meurtres étranges. Un écrivain raté, une vieille femme malade, un idéaliste désillusionné : l'assassin semble libérer ses victimes d'une existence pathétique. Tous les soirs, Bach retrouve un ami d'enfance, Boussy, avec qui il partage ses déboires. Peu à peu, le fantôme de Lætitia, aimée follement il y a longtemps, revient ébranler leur amitié et brouiller le présent. À l'enquête qui prgresse se superposent les blessures d'autrefois, vives comme si c'était hier, et les questions, trop nombreuses pour être sans importance…
L'art de la fuite est le troisième tableau romanesque de Baptiste Morgan, une autre de ses "natures mortes" aux clairs-obscurs troublants. Après La vie oubliée et Mon voisin, c'est quelqu'un, cette petite musique funèbre lie l'interrogation philosophique à un humour implacable, dans un récit digne du polar et du film noir, où la fausse note révèle des mystères douloureux.
L’art de la fuite est le troisième roman signé « Baptiste Morgan ». Il aurait dû paraître en 2004 chez Fayard ; mais la dégradation de nos relations m’a conduit à quitter Fayard, et le livre n’est sorti qu’au Québec, chez mes amis de l’Instant même, Gilles et Marie Pellerin-Taillon.
Comme son titre le laisse deviner, il est construit sur L’art de la fugue de Bach, et plus précisément le dernier contrepoint, inachevé, dernières lignes de musique composée par Jean-Sébastien Bach, et qui se terminent sur quatre notes qui signent son nom : B-A-C-H (si bémol, la, do, si bécarre).
La trame ? Deux policiers, Bach et son adjoint Fred, enquêtent sur ce qui semble bien être un criminel en série. Le point commun entre ses victimes : leur apparente insignifiance.
Comme dans un contrepoint, les chapitres alternent deux modes narratifs : l’enquête – sur le mode du théâtre, dialogues et didascalies –, puis des nouvelles qui se centrent sur les victimes. La motivation du tueur (ou de la tueuse) pourrait se lire entre les lignes de l’exergue, reprise à Camus (évidemment) : « Les hommes aussi sécrètent de l’inhumain. Dans certaines heures de lucidité, l’aspect mécanique de leurs gestes, leur pantomime privée de sens rend stupide tout ce qui les entoure. Un homme parle au téléphone derrière une cloison vitrée ; on ne l’entend pas, mais on voit sa mimique sans portée : on se demande pourquoi il vit. »
J’ai bien entendu écouté L’Art de la fugue pendant l’écriture. Et je n’oublierai jamais le dernier jour : j’ai commencé vers 9 ou 10 heures pour finir à 22 heures, cinquante pages en écoutant en boucle le dernier contrepoint interrompu, 6 minutes de musique répétée pendant une douzaine d’heures… Je n’ai jamais pris de drogue dans ma vie, mais je crois qu’aucune ne m’aurait procuré les sensations éprouvées durant cette journée magique.