Oubliez Adam Weinberger
Avant, c’est la longue enfance d’Adam Weinberger dans un monde qui ne devine pas encore la menace qui pèse sur lui. L’enfance d’un amoureux des illusions, qui rêve de changer le monde et de libérer ses proches du poids d’une Tradition qu’il juge insupportable. L’adolescence d’un jeune garçon qui ne sait comment traduire son amour pour Esther, son admiration pour son oncle, sa tendresse pour sa mère. L’impuissance d’un jeune homme qui constate que le rêve et la fiction ne peuvent enrayer la destruction de ce monde et de ses habitants. Après, ce sont des fragments de récits, le miroir brisé où se reflète, par des intermédiaires plus ou moins attentionnés, la fuite de cet enfant devenu homme, qui ne croit plus au rêve, qui ne croit plus aux mots. Qui s’est réfugié dans les gestes – ceux de son métier, la médecine, ceux de son ultime passion, la construction de bateaux en bouteilles. Et qui fuit les mots et les êtres jusqu’à la perte de son identité. Entre les deux, il y a là-bas, dont on ne parle pas. Et puis, à la fin, après l’oubli, au terme de toutes les fuites, il y a l’enfance qui revient par-delà la mort, et l’unique vérité d’une fiction – d’un récit de vie.
Jadis, je fus un enfant. Je le crois du moins, ce qui en soi n’est pas si mal, puisque le passé, quoi qu’en pensent certains, est de toute façon incontrôlable. Je portais déjà le même nom et sur mon visage devaient sans doute sourdre ces traits sans grâce qui composèrent ensuite ma physionomie d’adulte, et qui se décomposent aujourd’hui. Ce nom, je le partageais bon gré mal gré avec les êtres qui formaient l’entité plus ou moins large et diversement appréciée d’une famille. Près de moi, il y avait ma sœur Rachel, de sept ans plus âgée que moi et qui, dès que j’eus l’âge de comprendre et de retenir ce qui se passait et se disait autour de moi, m’a toujours semblé préoccupée par la quête d’un mari – avant de le rencontrer, parce qu’elle craignait de n’en jamais trouver ; ensuite, quand il se perdait dans les bistrots de la ville, parfois plusieurs jours durant. Rachel… tu n’étais pas superbe, mais enfin, tu étais ma sœur et j’aurais souhaité avoir un autre beau-frère que ce fainéant de Moïshe – regrets tardifs, tu m’excuseras. J’ai pourtant fait ce que j’ai pu…
Outre Rachel et moi-même, la famille Weinberger disposait encore de deux héritiers mâles. Je n’ai jamais rien eu à dire à Samuel, de cinq ans mon aîné : il était corps et âme – surtout de corps – dévoué au sport. Quand il ne faisait pas du kayak sur la rivière, il courait, il luttait, enfin n’importe quoi pour transpirer et pouvoir m’imposer sa tyrannie. Les seuls mots que je lui adressais, au grand désespoir de nos parents, étaient des suppliques quand il me tenait entre ses mains de brute, et des injures quand je m’estimais à l’abri – souvent suivies à leur tour de suppliques par suite d’une mauvaise estimation des distances. Avner, lui, c’était tout différent. Malgré ses dix ans d’avance, il me traitait avec gentillesse, du moins quand il remarquait ma présence : c’était « notre » rabbin qui, pour ce faire, passait ses journées plongé dans les livres ou les prières. Quoique plus jeune, Samuel l’avait vite dépassé en taille – horizontale et verticale –, mais il n’osa jamais porter la main sur lui. À chacun ses privilèges : Samuel ne frappait pas Avner, mais ce dernier lui adressait encore moins la parole qu’à moi.
J’avais donc, pour m’entourer d’affection, un frère qui, le regard perdu dans ses visions, me donnait de saines leçons, un autre qui me persécutait pour mon salut physique, et une sœur qui me consolait ou me soignait en pleurnichant après son mari hypothétique ou fantomatique, selon la période.
Et, bien sûr, pour gouverner et couronner le tout, il y avait ce couple indissoluble que formaient nos parents, Sarah et Avram Weinberger – indissoluble parce que le temps n’a pas son pareil pour entortiller les nœuds. Comme l’indique notre patronyme, le père de mon père avait été négociant en vins hongrois, et ses pères avant lui. Mais le mien avait rompu avec cette tradition parce qu’un de ses frères suffisait pour la maintenir et que personne n’était là pour reprendre le commerce de bois de son beau-père. Avram Weinberger était un commerçant assez heureux, mais un père inquiet. Il savait que son aîné ne reprendrait pas les affaires, mais il ne pouvait s’en plaindre, puisque c’était pour l’Éternel, béni soit Son Nom, et qu’un rabbin dans la famille, ça ne se refusait pas. Mais il doutait de l’avenir de Samuel. Costaud et franc plus que de raison – je puis en témoigner pour avoir fait les frais de cette solide franchise plus qu’à mon tour –, par quelle aventure n’allait-il pas être tenté ? Mon père redoutait par-dessus tout que Samuel n’allât fréquenter les jeunes sionistes, car il n’avait que trop le physique et la mentalité de l’emploi.
Quant à moi… mais n’anticipons pas sur les souffrances paternelles.
À ce point du récit, il me faut, par respect des règles du genre, évoquer l’autre pôle du couple parental. Ma mère. Elle était… que voulez-vous que je dise, sinon qu’elle était ma mère, et tout ce qui s’ensuit ? Belle, bien sûr. Elle s’occupait du ménage, de ses enfants. Elle se dépensait toute la semaine, et plus encore le vendredi, pour préparer notre jour de repos, le Shabbat. Je la voyais souvent s’affairer tant que j’ai très tôt douté de la véritable sainteté de ce jour-là. Il y a quelque chose de pourri dans le royaume terrestre, qui contredit la lettre même des Commandements et en interdit la parfaite observance, à moins que l’argent s’en mêle, ce qui n’est pas des plus orthodoxe. Car si le chiffre d’affaires de mon père suffisait à entretenir une femme et quatre enfants – dont un sportif –, il ne lui permettait pas d’engager une aide pour sa femme. Mes parents auraient dû avoir un enfant de moins, et comme j’étais le cadet, je préférais ne pas envisager cette variante. Rachel aidait ma mère, mais elle soupirait sans cesse et n’était pas d’une efficacité remarquable. Quant à moi, j’essayais parfois, mais, au-dessus des Commandements, il y a la Tradition et j’étais un homme. Au demeurant, à cet âge qui dure parfois longtemps, on n’a pas encore trop de scrupules envers autrui, et ce n’est que plus tard qu’on attrape des remords.