Camus n’a jamais dit qu’il préférait sa mère à la Justice. Voilà un bel exemple de lynchage orchestré par des gens malfaisants, à partir d’une phrase orale extraite de son contexte et, peu à peu, détournée, transformée, trahie. C’était lors d’un débat à Stockholm, à l’occasion de la remise de son prix Nobel ; un étudiant algérien, venu pour provoquer l’écrivain, lui demande s’il trouve juste l’action des combattants algériens pour l’indépendance. À quoi répond Camus : « En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère ». Sacrée différence ! Camus ne s’en prend pas à la Justice, mais bien à des actes violents commis par des gens qui essaient de les parer du masque de la justice. Il précisera d’ailleurs, lorsque la polémique se répandra : « J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. » Entendez : cette justice auto-proclamée.
Sur la question de l’Algérie, Camus a bien été cette « vox clamantis in deserto », échouant à faire entendre un point de vue cherchant l’impossible équilibre entre les droits des Algériens et ceux des Français établis dans ce pays depuis si longtemps. Son rejet par les Algériens et par la gauche française fut, pour l’écrivain, la cause majeure du terrible désespoir qui a noirci ses dernières années.
On est là très loin des déclarations sur les antennes de la RTBF de Mgr Léonard, archevêque de Malines-Bruxelles, lequel a de la justice une vision très particulière — en l’occurrence celle défendue en des siècles lointains par une Église jalouse de son pouvoir séculier et peu désireuse de laisser les hommes et l’État s’occuper d’une prérogative divine et religieuse. Lorsqu’il avance que le sida est une sorte de « justice immanente », entendez une justice découlant « naturellement » d’un comportement « contre-nature », derrière les mots, il remet la justice entre les seules mains de Dieu, qui est, selon lui, le créateur de toute chose, et donc des règles qui conduisent la nature et les êtres. Mais lorsqu’il déclare[1] : « Je ne sais pas si exercer une forme de vengeance est une solution humaine », Mgr Léonard s’attaque ouvertement à la justice humaine et à des principes fondamentaux de notre démocratie — autrement dit, le contraire d’une théocratie où la justice est l’apanage de Dieu et, surtout, de ses prêtres. « Vengeance », « vindicte » : les termes sont forts, et scandaleux dans la bouche d’un homme qui exerce une telle fonction. Selon lui, la « justice, c’est tout d’abord que les victimes aient été entendues ». Pas de sanction, nulle punition. Tout au plus, pour les prêtres en exercice, veiller à ce qu’ils ne soient plus en position de commettre des actes de pédophilie. Quant aux prêtres retraités, il ne faut pas les juger, puisqu’ils ne sont plus actifs… Mgr Léonard n’hésite pas à avancer l’argument de la victime : « je ne pense pas que la majorité des victimes souhaite cela. » Il « ne pense pas »… « la majorité »… On croit rêver. Alors que, ces derniers jours, des jurés courageux ont dû prononcer des verdicts difficiles en leur âme et conscience, sur la base d’éléments parfois ténus, un prélat s’appuie sur des impressions vagues et invoque une « majorité » dont on se demande bien comment elle a été établie – et qui pourrait bien être en total désaccord avec les conclusions de Mgr Léonard. Et quand bien même ; le principe premier de la justice est justement de s’éloigner des processus de vengeance, en se posant comme tiers impartial entre la victime et le criminel. Ce n’est pas à la victime de dire si l’accusé est coupable, ni de définir la peine qu’il doit subir. La justice doit aussi veiller à ce que nul ne puisse s’y dérober par la grâce d’un statut privilégié. Et puis, quelle logique y a-t-il dans le chef de l’Église qui, d’une part, renonce à créer un Centre pour les victimes d’abus sexuels, s’en remettant pour cela à la Justice, et les déclarations de son Primat qui vient contredire les fondements même de cette Justice – laquelle ne servirait donc qu’à payer à la place de l’Église ?
Camus n’a pas dit qu’il préférait sa mère à la Justice ; par contre, à l’évidence, Mgr Léonard préfère son Église et ses prêtres, fussent-ils coupables de crimes, à la Justice. En ce sens, il n’innove pas ; souvenons-nous de la manière dont l’Église a protégé d’anciens criminels de guerre, comme Touvier, en leur permettant d’échapper, pendant des décennies, à cette justice des hommes qui n’a rien d’immanent ni de transcendant. Mais au XXIe siècle, alors que des affaires mettant en cause des prêtres pédophiles ressortent par dizaines, de tels propos doivent être fermement condamnés par les autorités politiques et civiles. Ou faut-il accorder au Primat de Belgique le privilège des prophètes, qui clame dans le désert – ce désert désolant d’une absence de réactions ?
Le pire, cependant, est peut-être encore ailleurs ; ce discours de « compassion », qui donne la première place aux victimes, a pour fonction d’escamoter derrière un nuage d’encens les coupables – les prêtres – autant que la culpabilité de l’Église. Reconnaître cette culpabilité, ainsi que l’ont reconnu les évêques après leur désastreuse conférence de presse, leur ferait encourir le risque de devoir payer des dédommagements. La parole est d’argent, le silence est d’or ; mais il y a aussi des paroles creuses et d’hypocrites prières qui ne servent qu’à se défausser.
[1] Au cours de l’émission « Questions à la une » de la RTBF.
Comments