La victoire d’Orban en Hongrie est plus qu’inquiétante pour celles et ceux qui tentent de défendre, de plus en plus difficilement, un État de droit et les valeurs sur lesquelles se sont construites notre culture et nos sociétés. Non seulement Orban obtient une écrasante majorité, mais le premier parti d’opposition est celui qui est ouvertement d’extrême droite. Un signe qui ne trompe pas : les premiers à féliciter Orban ont été les leaders de partis d’extrême droite français et néerlandais. Mais ce qui rend cette victoire encore plus troublante, c’est la dégradation constante de cet État de droit chez nous, comme le démontrent jour après jour les agissements de l’Office des Étrangers.
Orban a fait une campagne presque exclusivement centrée sur l’immigration et sur le retour à une société traditionnelle où la famille est le pivot, où les femmes se retrouvent limitées au rôle ancestral de porteuses d’enfants et de gardiennes du foyer. Depuis qu’il est au pouvoir, il devient difficile, voire impossible, d’apprendre aux enfants hongrois la théorie des genres, et les manuels scolaires reviennent à cet endoctrinement que l’on aurait pu croire définitivement enterré, selon lequel les mâles dominent et les femmes se soumettent. Comme quoi, en matière de droits humains, rien n’est jamais acquis…
En outre, Orban a commencé à s’attaquer aux libertés de la presse et va durcir son action. Il a ouvertement annoncé qu’il ferait tout pour limiter les ONG, histoire de pouvoir se débarrasser de son ennemi juré, Soros, dont l’université indépendante est un bastion de liberté de pensée dans un pays qui, avec l’assentiment de sa population, opte pour la soumission volontaire et la fausse tranquillité qu’elle offre.
L’ennemi, pour Orban et ses électeurs, c’est l’autre. L’étranger. Étranger par sa couleur, par sa religion, mais aussi par ses choix sexuels et philosophiques. Le musulman, le noir, le juif, l’homosexuel. Comme le faisait remarquer très justement Delphine Horvilleur dans une interview récente, il y a certes une différence entre antisémitisme et racisme : « Dans l’inconscient, les Juifs représentent toujours la faille, la brisure. Le caractère faillible d’une société. On accuse les Juifs d’avoir ce que les autres n’ont pas : “ils ont le pouvoir, je suis impuissant”, “ils ont de l’argent, je suis pauvre”. On est persuadé qu’ils ont quelque chose que l’on n’a pas et donc qu’ils sont quelque chose que l’on n’est pas. Ce qui rend l’antisémitisme très différent du racisme. Le racisme consiste à dire que l’autre est moins que soi. L’antisémitisme, c’est l’inverse. On accuse le Juif d’être plus que soi. D’être en possession d’une clé qu’on n’a pas. » Mais dans un cas comme dans l’autre, on est face à l’expression d’un complexe d’infériorité ou de supériorité. La caractéristique principale du complexe, c’est que la source du problème réside chez celles et ceux qui en souffrent.
Autrement dit, en Hongrie comme partout ailleurs où le racisme et l’antisémitisme reviennent en force, le problème n’est pas chez les étrangers : il est l’expression d’un malaise dans les populations concernées, malaise entretenu par des (ir)responsables politiques qui jouent avec le feu et les émotions plus qu’avec la raison, pour s’assurer des victoires toujours plus amples qui conduiront petit à petit, aujourd’hui comme dans l’entre-deux-guerres, à la mise à mort de nos démocraties.
En Belgique, l’Office des Étrangers
Dans un récent article publié sur le site de Pour, Michel Gevers revient sur plusieurs cas de déni absolu de justice à l’encontre de ressortissantes africaines. Il pointe en particulier le cas de Mme Matondo, Angolaise qui, depuis 2002, est réfugiée en Suisse où elle jouit d’un statut de résidente permanente. En transit à Zaventem, elle a été arrêtée et enfermée en centre fermé, après qu’on lui ait confisqué ses papiers et son portable. L’arrestation a lieu le 29 janvier. Une dizaine de jours plus tard, la Chambre du Conseil exige sa libération immédiate. Unilatéralement, l’Office des Étrangers refuse, tout comme il refuse de contacter les autorités suisses pour obtenir confirmation des déclarations de Mme Matondo. Ce n’est que le 3 avril qu’elle sera finalement « libérée » mais… sans qu’on lui rende ses papiers ni ses cartes bancaires ! La voilà qui passe d’une petite prison (les centres fermés sont des prisons, il faut appeler les choses par leur nom, tout comme les « visites domiciliaires » sont des perquisitions) à une prison aussi grande qu’un petit pays.
Plusieurs témoignages font par ailleurs état de traitements contraires aux conventions internationales signées par notre pays, mais monnaie courante dans les « centres fermés » où sont interné.e.s les étrangers et étrangères en situation irrégulière, y compris des mineur.e.s.
À quoi joue l’Office des Étrangers ? De quel danger nous défend-il ? Quelles lois applique-t-il, quand il contrevient aux lois et refuse d’obéir aux décisions de justice ? N’est-il pas tout simplement le bras armé d’un parti politique et d’un ministre de l’intérieur qui, à l’instar d’Orban et d’autres responsables politiques partout en Europe, alimentent le feu de la peur et du rejet ?
Qui, sérieusement, pourra prétendre que Mme Matondo représente un danger pour notre pays ? D’ailleurs, l’argument serait absurde, puisqu’à cause du comportement de l’OE, la voilà bloquée chez nous, risquant d’être privée de la garde de sa fille de dix ans restée en Suisse. Le directeur de l’OE a-t-il imaginé quels terribles attentats cette femme désespérée pourrait commettre ? (Au cas où certains auraient des doutes, cette question est ironique…)
Les réactions récoltées à la suite de la publication de ma dernière chronique, qui traitait de ce sujet sont terrifiantes, d’abord parce qu’elles me semblent totalement déconnectées de la réalité. Certains affirment que le racisme n’existe plus chez nous et que les étrangers qui acceptent les lois et aiment leur pays d’accueil n’en souffrent pas. Ou que si le racisme existe, c’est à cause du comportement des étrangers. Ou qu’il y a des explications « biologiques » pour expliquer la supériorité des européens blancs… Camus le disait avec justesse : c’est facile d’être logique, beaucoup plus difficile cependant d’être logique jusqu’au bout. La logique « jusqu’au bout » de ces raisonnements pourrait être : s’il n’y avait pas d’étrangers et de Juifs chez nous, il n’y aurait ni racisme, ni antisémitisme. Argument que la réalité dément : dans des pays comme la Hongrie ou l’Autriche (on peut y ajouter la Pologne, l’Ukraine et tant d’autres pays), où la quasi-totalité des communautés juives ont été anéanties durant la guerre, persiste un vivace antisémitisme dont la haine constante d’Orban à l’encontre de Soros est l’expression parfaite, comme on peut le lire dans cet extrait de discours prononcé par Orban et qui visait directement Soros : « Nous combattons un ennemi différent de nous. Pas ouvert, mais caché ; pas simple mais astucieux ; pas honnête mais basique ; pas national mais international ; qui ne croit pas au travail mais qui spécule avec de l’argent ; qui n’a pas sa propre patrie mais qui estime qu’il possède le monde entier. » (cité par Mediapart). Difficile de condenser en si peu de mots tous les clichés antisémites…
Partout, des populations qui ne sont jamais en contact avec des étrangers sont effrayées par ce que ces étrangers représentent. Et tous les enfants savent qu’il n’est pas besoin d’entendre de vrais loups hurler dans la nuit pour avoir peur du loup. Les peurs entretenues par les fictions résistent à tous les arguments rationnels. Petit exemple de ces manipulations insidieuses ? Un message diffusé via Messenger, la messagerie de Facebook, qui évoque la disparition « hier » de la fille d’un ami ; votre ami FB vous demande de diffuser cet appel inquiétant, sans remarquer que le plus important dans le message, ce sont ces quelques mots : « elle est accompagnée de plusieurs mecs d’origine maghrébine. » Il s’agit bel et bien d’un « hoax » créé par un faux compte Facebook alimenté par des gens d’extrême droite. En attendant, insidieusement, la peur de l’étranger s’ancre…
Et ce qui, dans les contes enfantins, est un joyeux frisson devient, dans la réalité, une menace terrifiante pour l’humanité.
François Héran, la vérité de la démographie
Être logique jusqu’au bout… Voilà à quoi, peut-être, nous invite la démographie. Car on voit bien, en dernier ressort, que c’est de cela qu’il s’agit, partout où la peur de l’autre enfle et domine le discours politique – alors que d’autres défis combien plus cruciaux devraient être relevés avec énergie. La démographie européenne est en berne. Comme le rappelle sans état d’âme le démographe François Héran, récemment engagé par le Collège de France, la part des « blancs purs » deviendra minoritaire en Europe dans les prochaines décennies. Mais il rappelle aussi que l’émigration est aussi vieille que l’histoire de l’humanité — et on ajoutera que les Européens n’ont jamais demandé l’autorisation de personne pour envahir et coloniser le reste de la planète, voire pour exterminer les populations indigènes – et que, par ailleurs, les « vagues » et les « flux », les « tsunamis » n’existent pas et n’existeront jamais, les mouvements migratoires, en particulier dans les pays d’Afrique subsaharienne, se jouant dans les territoires nationaux ou limitrophes.
Mais restons sur ces données démographiques et combinons-les avec les arguments des Orban et consorts. Que pourraient-ils faire pour que les faits se plient à leur vision ? Première solution : convaincre les femmes blanches, chrétiennes et européennes, de faire un maximum d’enfants. C’était l’obsession de Mussolini ; déjà à l’époque, les femmes italiennes lui ont désobéi. On peut parier que les femmes hongroises seront encore plus claires vis-à-vis du projet nataliste et antiféministe de Viktor Orban (il est d’ailleurs assez piquant de constater que, sur la vision de la famille et de la femme, les catholiques radicaux tels qu’Orban ne se différencient absolument pas des intégristes islamistes ou des Juifs orthodoxes…). Partout en Europe, et sans doute bien au-delà, les femmes ont réussi à s’affranchir de ce carcan et exigent d’être seules à décider de leur vie, de leur fécondité et de leurs activités. Il est essentiel de se battre, hommes et femmes, pour le maintien de ces acquis, dont la société entière bénéficie.
Deuxième solution alors : expulser au plus vite tous ces étrangers colorés, qui prient non pas d’autres dieux, mais selon d’autres dogmes. Et si on ne parvient pas à les expulser, leur mener une vie à ce point impossible qu’ils partiront d’eux-mêmes. Ou que… Hilberg, dans sa magistrale étude sur la Shoah, rappelle que la politique millénaire à l’encontre du judaïsme se résume dans une petite phrase qui, d’étape en étape, s’est vue amputée d’une partie. Au départ, c’était : « Vous ne pouvez pas vivre avec nous en tant que Juifs ». La conversion, donc. Puis : « Vous ne pouvez pas vivre avec nous ». L’expulsion. Puis : « Vous ne pouvez pas vivre. » Le génocide. Que les Orban et tous ceux qui, en Europe, en Belgique, partagent cette vision, aient le courage de dire ouvertement jusqu’où ils sont prêts à aller dans leur logique.
Ce qui est sûr, c’est qu’une expulsion massive des étrangers en Europe (et j’en reste à cette étape déjà absurde et suffisamment sinistre) ne réglerait en rien les problèmes que les Européens blancs et chrétiens devront affronter d’ici une vingtaine d’années pour assurer leur survie. Nous n’aurons pas assez de main-d’œuvre, pas assez de rentrées fiscales pour financer nos retraites, nos soins de santé, nos services publics. En admettant même que nos gouvernements aboutissent à la privatisation complète de ces services publics et de nos retraites, nous ne serons plus en mesure de les payer.
Autrement dit, l’aboutissement logique des politiques migratoires actuelles serait leur contradiction absolue : nous retrouver en situation de devoir supplier des étrangers de venir nous sauver…
Il y a évidemment une autre voie. Celle de la raison : d’abord, mettre un terme aux conflits que nous avons alimentés au Moyen-Orient et en Afrique pour que leurs habitant.e.s n’aient plus à fuir des zones de guerre ; mettre en place des conditions de développement qui permettent à ces pays de profiter directement de leurs richesses, et cesser de les accaparer pour notre seul profit à court terme ; ensuite, accepter une migration naturelle, celle qui a toujours existé, depuis la nuit des temps, et qui, se faisant sans pression, permet des intégrations sereines. Cela signifie aussi une application du principe de laïcité, selon lequel aucune religion n’a le droit de peser sur la vie publique et politique. Mais il y a bien des raisons d’être inquiets sur l’évolution de notre société par rapport à la question du racisme, comme le disait un intervenant afro-américain lors d’une commémoration de l’assassinat de Martin Luther King (discours rapporté par Mediapart) : « Ajourd’hui, il y a cinquante ans, la voix d’un rêveur fut réduite au silence. C’était une voix qui réclamait justice. […] C’était une voix qui nous a tous poussés à espérer. Aujourd’hui, nous sommes rassemblés pour […] nous demander à quel point nous croyons encore que tous les humains sont égaux et que ces droits inaliénables, la vie, la liberté et la poursuite du bonheur, s’appliquent à tous. Nous avons des raisons d’en douter ! Des prisons privées grossissent avec des corps de couleur, la suprématie blanche gagne du terrain politique dans une Amérique où les gens qui s’appellent des chrétiens sont plus investis dans leur blanchitude que dans leur vertu. Les immigrés sont diabolisés, considérés comme des terroristes et traités comme des menaces à notre sécurité. Martin Luther King est mort avec l’espoir qu’un jour ses enfants et petits-enfants connaîtraient une Amérique indifférente à leur race et leur couleur. Cinquante ans plus tard, nous devons admettre qu’aussi douloureux que fut le silence de sa voix, la douleur plus grande aujourd’hui est de vivre avec la résurgence du racisme qu’il a passé sa vie à combattre. »
Et notre douleur est de constater que la situation n’est pas différente en Europe et que des organismes officiels comme l’Office des Étrangers, supposés être garants du droit et de la justice, contribuent à cette résurgence.
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