Voici Corentin de Salle, directeur du centre Jean Gol, qui monte à l’assaut de toutes celles et ceux qui ont l’outrecuidance d’adresser des reproches à la majorité fédérale, et à son parti en particulier. Sur l’air de « la critique c’est bien, mais… », il met tous les opposants dans le même sac : celui que le MR aimerait déposer à la décharge. Sauf que la charge de M. de Salle tombe bien à plat…
À trois mois d’élections communales qui s’annoncent comme un test national, et alors que les tensions au sein du gouvernement se multiplient, ordre a visiblement été donné au sein du MR de monter au front contre toutes les voix discordantes venues de la « société civile » et qui s’opposent au pouvoir (car comme le disait Richard Miller, il n’y aurait qu’un pouvoir, que cette société civile, en particulier les académiques, ferait mieux d’encourager et de soutenir). C’est dans ce contexte qu’il faut analyser la récente publication de Corentin de Salle dans les pages de La Libre.
Quel est le propos du directeur du cerveau du MR ? D’un côté, il y aurait un gouvernement responsable, qui prend courageusement les mesures que la situation impose (il nous en fait même la preuve par Donald Trump, ce qui suffirait à démontrer son audace intellectuelle) ; de l’autre, des « gens » qui succombent à l’émotion, en perdent la raison et ont mis en œuvre une « industrie de l’indignation », ni plus ni moins, dont la cible privilégiée est le gouvernement et sa politique migratoire. Pour lever le suspense, précisons toutefois que, dans sa dernière phrase, Corentin de Salle conviendra que cette politique est « hypocrite et inefficace » et que la solution ne peut venir que de l’Europe. Mais ce n’est pas la seule contradiction de l’article, et j’y reviendrai.
Une charge en trois temps
Dans son prologue, Corentin de Salle commence par dénigrer radicalement l’indignation et l’entreprise qui en serait le moteur. L’indignation, en gros, c’est pour les imbéciles, ceux qui ne pensent pas. Elle est dominée par l’émotion qui « emporte l’adhésion. Elle est moutonnière, populacière, grégaire. » Fichtre, Antoinette, voilà qui sent furieusement la plèbe… Donnez-leur des brioches, on ne s’indigne pas la bouche pleine.
Puis vient la clé de voûte de l’argumentation : « Entendons-nous : l’indignation est quelquefois un devoir moral, une révolte contre l’injustice et le sursaut de l’homme libre face au pouvoir qui oppresse. Traditionnellement, plusieurs acteurs assument le rôle de chien de garde : la presse, l’université, les artistes, la société civile, etc. Malheureusement, il existe des formes perverties, malhonnêtes ou pathologiques de l’indignation. Comme rien n’est simple, il arrive même que ces entreprises manipulatrices s’opèrent à partir de véritables drames - par exemple, le mort de la petite Mawda - mais auxquels on attribue une signification, des motivations et une portée qu’ils n’ont pas. » Nous sommes ici face à un cas d’école d’une argumentation particulièrement retorse, dont le modèle théorique est le suivant :
1. Le faux accord : « Entendons-nous : les pommes sont bonnes pour la santé. Mais… » C’est le b-a-ba de l’argumentation : vous voulez saborder un point de vue ? Vous commencez par donner l’impression que vous êtes d’accord (l’indignation c’est bien), avec un bémol (parfois) et vous glissez un petit élément qui passe presque inaperçu mais qui déjà signifie que la situation que l’on décrit ne rentre pas dans les conditions : « face au pouvoir qui oppresse ». Qui oserait prétendre qu’un pouvoir démocratique oppresse qui que ce soit ? Les conditions pour que l’indignation soit considérée comme un « devoir moral » ne sont donc pas réunies. Pas la peine d’insister, l’estocade suivra. Notons au passage que c’est exactement l’argument que Richard Miller a avancé dans l’interview précité, mais qu’il n’a pas développé aussi violemment que son confrère, parce que le genre de l’interview ne s’y prêtait pas (ou parce que Richard Miller n’était pas vraiment convaincu de la justesse de ce que son parti lui avait demandé de dire).
2. La désignation des ennemis : les indignés ne sont pas des citoyens exerçant leurs devoirs et défendant leurs droits ; pour Corentin de Salle, ce sont des « chiens de garde ». Je sais que l’expression est coutumière et qu’elle a même été revendiquée par les « chiennes de garde » dans leur lutte pour la défense des droits des femmes. Dans ce cas précis, cependant, l’appellation est choisie par celles qu’elle désigne. Sous la plume de Corentin de Salle, elle désigne celles et ceux qui ont le malheur de s’attaquer au gouvernement. Or, il n’est jamais anodin d’animaliser son adversaire et cela relève à tout le moins d’un profond mépris (pour ne pas susciter outre mesure la colère de Corentin de Salle, je ne ferai aucune allusion ici aux « heures sombres » du passé). Qui sont ces chiens de garde ? « La presse, l’université, les artistes, la société civile, etc. » Il aurait déjà fallu être complet et éviter le « etc. » Car la liste des « indignés » est beaucoup plus longue : il faut y ajouter les syndicats, les magistrats, les avocats, les ONG… Ou bien ne garder que « société civile », en opposition à ce pouvoir unique. Mais il est vrai que ces derniers temps, certains se sont organisés et fait entendre, provoquant l’ire du MR, en particulier les académiques. Le chenil est par ailleurs fort disparate ; que je sache, la presse n’a pas fonction de s’indigner, mais d’informer. L’université a pour mission la recherche, l’enseignement et le service à la société, en ce compris la critique pointue et argumentée de l’actualité. Les ordres, rassemblant les magistrats et les avocats, sont là pour veiller à la séparation DES pouvoirs (car oui, il y en a plusieurs en démocratie, même si l’exécutif a déjà phagocyté le législatif) ; l’ordre des médecins, pour s’assurer que chacun exerce ou bénéficie des soins requis, dans le cadre de la loi et du serment d’Hippocrate. Les syndicats sont là pour défendre les travailleurs et, oui, bien sûr, les droits acquis au cours de décennies de luttes sociales. Les ONG ont chacune leur champ de vigilance. Etc…
3. « Mais… » : c’est une règle d’or : dans une proposition, tout ce qui précède un « mais », si louangeux soit-il, est aboli purement et simplement par la seule présence de ce petit mot. « Je t’aime mais… » Quand on entend ça, on a compris qu’il n’y a pas d’amour. Corentin de Salle utilise même un superlatif du « mais » : « Malheureusement »… Et il n’y va pas avec le dos de la cuiller : les formes d’indignation que subit le gouvernement sont, excusez du peu, « perverties, malhonnêtes ou pathologiques. »
4. La touche finale : « Comme rien n’est simple », c’est une manière assez grosse pour faire passer un raisonnement simpliste pour ce qu’il n’est pas, à savoir un argument fort. Et cet argument va entièrement reposer sur un cas particulier, qui dans l’argumentation de Corentin de Salle aura bientôt force de loi universelle : la mort de la petite Mawda. Il reconnaît que c’est un « véritable drame ». MAIS… « l’entreprise manipulatrice » (entendez : les indignations perverties, malhonnêtes ou pathologiques » susnommées) ce drame est instrumentalisé et se voit attribuer « une signification, des motivations et une portée » qu’il n’a pas.
Troisième temps de la charge : achever de ridiculiser l’adversaire par l’outrance. Lisons, parole du penseur : « À chaque fois, toute une dramaturgie se déploie : les gros titres, des éditoriaux graves et sentencieux sur le rappel des "heures sombres" et le crépuscule de la démocratie, des déclarations hystériques, des procès d’intention, les invectives, les réactions de la N-VA, les interpellations, un appel aux "bons" et "authentiques" libéraux à se désolidariser, etc. En bref, l’affaire Dreyfus. Trois ou quatre semaines plus tard, l’affaire se dégonfle. En attendant la suivante... »
L’Affaire Dreyfus, rien de moins
Quand un politique choisit l’Affaire Dreyfus pour ridiculiser ses contradicteurs, ce n’est à nouveau pas anodin. Je ne ferai pas l’injure à Corentin de Salle en supposant qu’il ignore ce qu’est l’Affaire : un mensonge d’État au plus haut niveau pour tenter de disculper un coupable, officier français pure souche, en faisant porter le chapeau à un innocent, officier juif. Pendant douze ans (on est loin des trois ou quatre semaines évoquées ici), la France s’est déchirée sur cette question. Elle a été l’occasion de l’émergence, justement, de ces « intellectuels », Emile Zola en tête. Et qu’est-ce qu’un intellectuel ? Exactement celles et ceux que Corentin de Salle, et avant lui Richard Miller, voudraient faire taire : ces artistes, journalistes, universitaires, et cætera, qui sortent du strict champ de leurs compétences pour prendre part au débat public, dénoncer et s’indigner, ou plutôt s’indigner et dénoncer, arguments rationnels à l’appui.
Le propos de Corentin de Salle est clair : par une ironie très maîtrisée, qui ne se montre pas pour ce qu’elle est (à savoir méprisante mais peu argumentée), non seulement il disqualifie ses détracteurs, mais il explique à ses lecteurs et lectrices que tout va bien, que la démocratie se porte bien. Il reconnaît cependant, et le fait doit être souligné, que les « réactions de la N-VA » sont à mettre dans le même panier « perverti, malhonnête ou pathologique » que les autres attaques. Dont acte. Bart, Theo et Jan apprécieront. Bien qu’ils aient déjà apprécié à sa juste mesure la déclaration « grave et sentencieuse », voire un rien « hystérique » de Charles Michel qui clamait en son temps que toute alliance avec la N-VA était impensable.
Cette dérive dangereuse tient au fait que l’imposture de cette « industrie de l’indignation […] consiste à faire croire que les faits parleraient d’eux-mêmes. Or, l’actualité, ce ne sont pas des faits bruts, mais des faits sélectionnés, qui doivent être restitués de façon adéquate et auxquels il importe de donner une signification. “Informer”, c’est, étymologiquement, “doter d’une forme” une réalité extralinguistique. » On joue ici avec les mots. Si l’actualité n’est pas constituée de faits bruts mais de faits sélectionnés, c’est que l’on est dans un récit sur l’actualité. Dans l’Affaire Dreyfus, la première actualité a consisté à sélectionner des faits (et donc à en omettre d’autres), des faits falsifiés (Trump dirait : des fakenews) pour construire une « vérité » trompeuse. « Informer » a de fait signifier « mettre en forme », étymologiquement ; mais aujourd’hui, « informer », c’est analyser et donner un (du) sensà des faits bruts. Ce sens peut être donné par un discours ou par des images, par leur agencement, leur montage. Toutes les manipulations – et sur ce point, Corentin de Salle a raison – sont permises. Mais c’est le cas dans tous les camps.
Argumentum ad Trumpum
Pour illustrer son propos, Corentin de Salle franchit l’Atlantique et donne un exemple de manipulation : la décision de Trump de séparer les réfugiés de leurs enfants. Il prend deux images qui ont été largement partagées sur les réseaux, et qui sont soit des faux, soit dont la date a été falsifiée. Trump applique simplement une législation mise en place par Obama. Enfin, c’est ce que Corentin de Salle commence à dire, avant de s’emmêler les pieds : « Trump, dans un esprit de tolérance zéro, avait simplement décidé d’appliquer une législation existant avant lui : les migrants qui franchissent illégalement la frontière sont enfermés avant d’être jugés. Sous Obama, les migrants accompagnés d’enfants ne pouvaient être enfermés avec eux car il est interdit d’enfermer un mineur plus de 20 jours. Dès lors, une pratique de "catch and release" consistait à libérer enfants et parents dans l’attente du jugement. Evidemment, 80% ne se présentait pas au tribunal, ce qui a engendré le véritable déferlement auquel Trump a promis de mettre fin. Les effets pervers de la politique migratoire de l’administration Obama sont innombrables. » Comment fait-il pour mettre fin à une législation qu’il est pourtant supposé appliquer ? Et d’où sort ce chiffre péremptoire de 80 % ? D’autant que Corentin de Salle poursuit (toujours la stratégie en trois temps) : « Beaucoup d’enfants accompagnant les migrants n’étaient en réalité pas les leurs mais des "viatiques", des "instruments" interchangeables kidnappés et utilisés par les passeurs pour faire passer la frontière à leurs clients. On a retrouvé dans le désert des corps d’enfants abandonnés par ces derniers après avoir été trop "utilisés", etc. D’autres atterrissent dans des gangs ultra-violents. D’où la volonté de les placer dans des familles d’accueil plutôt que de les laisser aux parents prétendus. Etc, etc. »
Corentin de Salle reproche aux « indignés » d’avancer des faits non confirmés, de jouer sur l’émotion. Mais que fait-il ici ? Il utilise une image particulièrement forte, susceptible de susciter une vive émotion : celle d’enfants utilisés par des passeurs pour faciliter leur boulot, et puis assassinés sauvagement quand on n’en a plus besoin. Tant qu’à faire, il en ajoute dans l’horreur : les gangs, les adoptions forcées… et bien entendu, on le reconnaît, le « etc. » qui nous laisse croire qu’il y en aurait encore, des vertes et des pas mûres, à vous donner la nausée.
Le souci, c’est qu’il n’y a ici aucune référence pour attester ces déclarations. Nous avons alerté nos réseaux académiques au Mexique et fait des recherches ; aucun fait vérifiable ne permet d’attester les affirmations de Corentin de Salle. La seule « info » que nous avons trouvée est un tweet de la US Customs & Border Protection de la zone de la vallée du Rio Grand, qui mentionne, le 10 juillet dernier, qu’un enfant de trois ans séparé de sa mère par des passeurs et abandonné a été retrouvé par une patrouille partie à sa recherche et rendu à sa mère. Quelque chose a pu nous échapper, mais en l’état, « l’information » de Corentin de Salle ressemble à un hoax ou une info de type « Fox News ». Si ce n’est pas le cas, vu la charge qu’il mène contre les manipulateurs émotionnels et leurs « légèretés factuelles », le minimum serait d’être irréprochable sur les preuves fournies.
L’émotion, un outil universel
Il convient aussi de rappeler que celles et ceux que cible Corentin de Salle ne sont pas les seuls à recourir à l’émotion. Il convient surtout de souligner que les critiques les plus solides et les appels récents à plus d’humanité et de justice ne sont pas des éruptions juvéniles : ce sont des textes argumentés et documentés, rédigés par des gens compétents et conscients de leurs responsabilités. Les amalgamer à celles et ceux qui, effectivement, jouent uniquement sur la corde de l’émotion et se laissent parfois emportés, voire piégés par des fausses informations et des rumeurs, est un mauvais service rendu à la démocratie. Un gouvernement sûr de ses choix doit pouvoir affronter vent debout la critique et y répondre par des arguments rationnels et étayés ; pas par de la diffamation et de l’amalgame.
D’autant que tous les gouvernements, depuis longtemps, usent et abusent aussi de l’émotion. Si « émocratie » il y a, elle se trouve surtout dans le camp des populistes et de ceux qui, dans les gouvernements très à droite que nous connaissons aujourd’hui, développe une « industrie de la peur » bien plus efficace qu’une hypothétique « industrie de l’indignation. »
Un gouvernement, aujourd’hui (et hier), se rue sur tous les drames (enlèvements d’enfants, attentats…) pour légiférer dans l’urgence. Cela donne des lois mal ficelées, souvent redondantes, et pire, des lois qui, continuellement depuis des années (et de fait, ce n’est pas l’apanage du gouvernement actuel) réduise le champ des libertés individuelles et collectives.
Il est un autre usage gouvernemental de l’émotion : la gestion des conflits et des crises. Lorsque des négociations ardues s’annoncent, on assiste immanquablement à une dramatisation outrancière de la situation. « Réunion de la dernière chance » ; « L’OTAN au bord de l’implosion » ; « La fin de l’Euro » ; « La mort de l’Union européenne »… Les réunions se jouent au finish, comme un match en prolongation indéfinie, jusqu’à épuisement d’un des partenaires. Et comme par miracle, la vingtième réunion de la dernière chance débouche sur un accord…
Les avantages médiatiques de cette tactique sont multiples : mettre la pression sur les partenaires de la négociation, mais aussi détourner l’attention du public. Toutes choses qui semblent aussi peu démocratiques que les dérives que dénonce Corentin de Salle.
Camus et la révolte
Le concept d’indignation a été remis à la mode par Stéphane Hessel, et l’on peut s’accorder avec le directeur du centre Jean Gol sur le fait que cette indignation peut tourner court et être l’occasion de récupération et de manipulation. Mais il faut le replacer dans un cadre plus large et plus fort : celui de la révolte, telle qu’Albert Camus la définit dans L’homme révolté[1].La révolte, pour Camus, n’est pas la révolution. Elle est le fait d’un individu qui, à un moment donné et pour une raison parfois anecdotique, décide de ne plus supporter une situation que, peut-être, il supportait depuis longtemps. Cette opposition se fait au nom d’une valeur qui préexiste à la révolte, et qui est sans doute, tout bien réfléchi, la valeur universelle absolue : la dignité humaine. En disant « non », le révolté ne parle pas que pour lui ; « Je me révolte, donc nous sommes », précise Camus. Et la révolte n’est pas qu’un refus ; le « non » est suivi d’un « oui », d’une proposition.
Pour le dire autrement, M. Corentin de Salle, la politique du gouvernement fédéral, dictée par la N-VA, est révoltante, bien que vous prétendiez l’inverse. La preuve en est déjà la vague « d’indignations » émotionnelles qu’elle suscite ; toutes ces indignations ne sont pas pilotées par Elio Di Rupo ou les autres dinosaures du PS. Ceux-ci, il est vrai, sont totalement à côté de la plaque lorsqu’ils accusent le gouvernement d’être directement responsables de l’arrestation des journalistes ou de la mort de la petite Mawda. Jamais un gouvernement démocratique ne donnerait ce genre d’instruction à la police. Mais cela n’enlève rien à la responsabilité de ce gouvernement dans la dégradation des valeurs démocratiques : des policiers se sentent autorisés à commettre des actes aussi discutables.
Une autre preuve de cette révolte réside évidemment dans les prises de position argumentées, fondées et documentées de cette « société civile » et de certains de ses acteurs habilités à porter un jugement profondément critique (au sens neutre du terme) sur la situation politique non seulement en Belgique, mais plus largement en Europe et dans le monde. Vouloir réduire tous les indignés à des excités de comptoir, c’est tout simplement nier la réalité. Et ne pas tenir compte de leurs critiques, s’enfermer dans une tour d’ivoire pour ne rien y voir, c’est certainement la meilleure manière de conduire le MR à une cuisante défaite, sinon à court terme, du moins à moyen terme. Certains pourraient s’en réjouir, ou du moins s’en consoler. Ce serait une erreur, car notre démocratie repose sur un ensemble de partis, sur l’équilibre des forces entre eux, et donc sur leur santé.
Dernier point de désaccord
Corentin de Salle regrette encore les choix sémantiques des indignés, qui font référence aux heures noires de notre passé. Par ces mots, « l’industrie de l’indignation pratique la dramatisation ». Sans doute, mais la dramatisation sert aussi à alerter. Et parfois, comme dans le cas du mot « rafle » cité par Corentin de Salle, l’usage qui en est fait par les « indignés » est absolument conforme à la définition du dictionnaire : « Opération policière exécutée à l’improviste dans un lieu suspect, en vue d’appréhender les personnes qui s’y trouvent et de vérifier leur identité. » Et si effectivement, il y a des abus qui peuvent conduire à galvauder des termes majeurs, il n’empêche, d’abord, que par de nombreux actes et de nombreuses déclarations, les ministres N-VA, avec la complicité des autres membres de la coalition, mettent en péril l’État de droit, les valeurs de la démocratie et les libertés fondamentales . C’est vrai non seulement pour notre gouvernement, mais pour d’autres en Europe, à commencer par la Hongrie, des pays où se met en place ce qu’on appelle pudiquement une « démocrature », ou une démocratie « illibérale », qui ne sont rien d’autre que des régimes autoritaires peu compatibles avec la démocratie.
C’est surtout que la majorité, elle aussi, opère des choix sémantiques lourds de conséquence. Depuis longtemps, la droite et la finance ont subtilement imposé des mots et des expressions qui visent soit à empêcher la contestation (comme le rappelle Franck Lepage, on peut s’opposer à une hiérarchie, mais quand le mot disparaît des manuels de management pour faire place à celui de « projet », il devient très difficile de s’opposer ; on a l’air d’être le méchant si on est contre un « projet », fût-il celui du patron…), soit à la décrédibiliser, voire la criminaliser (voyez tout le vocabulaire lié aux syndicats : « prise d’otages », « coup de force »). Si Corentin de Salle s’indigne des mots de l’indignation, que pense-t-il de ce glissement sémantique orchestré par la N-VA en Belgique et l’extrême droite en France, qui transforme les résistants (les citoyens qui viennent en aide aux réfugiés) en collabos ? Et quid encore de cette loi sur les « visites domiciliaires », qui ne sont rien d’autre que des perquisitions ? N’est-ce pas de la dramatisation obscène lorsqu’on parle de « vague », de « déferlante » migratoire, en complète contradiction avec les chiffres réels (que l’on se garde toujours bien de citer) ?
La liste des détournements lexicaux et des suppressions de mots opérés par « le » pouvoir est infiniment plus longue et plus dangereuse que les excès pointés par Corentin de Salle. On assiste à la mise en place d’un véritable novlangue (ou néolangage, faut-il dire aujourd’hui), qui n’est évidemment pas le fait du seul MR – ce serait lui accorder trop de crédit et de pouvoir. C’est un mouvement de fond qui dépasse largement notre pays, signe de cette perte de vitalité de la démocratie contre laquelle tous les démocrates, y compris donc les libéraux, devraient lutter.
Point d’accord
Il ne faudrait pas conclure en rejetant tout ce que Corentin de Salle pointe. Qu’il fasse un mauvais procès aux opposants fait sans doute partie de son rôle à la tête du centre Jean Gol. Mais il serait plus avisé de consulter ces opposants, en Belgique et ailleurs en Europe, car il y a des hommes et des femmes, académiques, artistes, syndicalistes, magistrats, avocats, médecins, citoyens et citoyennes, qui sont prêts à construire une Europe plus juste, mais plus juste pour tous et conforme à nos valeurs. Une Europe qui n’est pas bâtie sur l’exclusion et des peurs fantasmées et entretenues artificiellement par des partis extrémistes ou populistes qui croissent sur ce fumier et croassent leur sinistre triomphe. Car non, quoi qu’il prétende dans sa conclusion, l’indignation n’est pas dangereuse pour la démocratie et elle n’alimente pas les passions populistes, pas plus qu’elle ne dégrade la politique ou néantise le débat public. Ce qui met en péril la démocratie, la politique et le débat public, ce qui alimente le populisme et l’extrême droite, c’est la manière dont les partis traditionnels, tous confondus, ont depuis trop longtemps fait le lit de ces dérives, en pratiquant les abus de pouvoir, petits et grands, qui ont achevé de décrédibiliser toute la classe politique traditionnelle. C’est leur incapacité à mettre en œuvre des politiques de réforme originales, qui ne font pas seulement le jeu de la finance, des politiques qui maintiennent la solidarité et les services publics tout en les rendant plus performants. C’est leur entêtement à appliquer une politique d’austérité dont les plus grands économistes ne cessent plus de dénoncer l’inefficacité et les ravages qu’elle suscite. Ce sont leurs petits calculs électoraux dont il apparaît de plus en plus, à tort ou à raison, que la motivation principale est le maintien au pouvoir, et non le bien commun.
Mais on ne peut que rejoindre Corentin de Salle dans sa conclusion : « il faut réformer le système hypocrite et inefficace de l’immigration économique et cela doit nécessairement se faire de manière cohérente au niveau européen. » Bravo ! Déjà parce qu’il faut, avant tout, arrêter de mélanger (ce que malheureusement, Corentin de Salle fait d’un bout à l’autre de sa carte blanche, et ce que font tant d’autres, dans tous les camps) et de confondre les réfugiés et les migrants. Les réfugiés doivent être accueillis en application des traités internationaux que nous avons votés, et il faut tout faire pour que, primo, il ne soit pas plus vital pour tant de gens de quitter leur pays (donc, agir à la source et rétablir la paix, favoriser le développement et rendre aux pays pauvres le contrôle et le bénéfice de leurs richesses), et pour que, secundo, ces gens puissent le plus rapidement retourner chez eux.
La gestion des réfugiés doit se faire à l’échelle européenne et en Europe, sans sous-traiter à des gouvernements ou des milices non démocratiques la sale besogne. Ce flux est en baisse, l’Europe est riche et cela ne représente qu’une fraction de pour cent de notre population.
Quant à la migration, elle est une composante fondamentale de l’humanité. Objectivement, elle n’est pas plus forte aujourd’hui qu’il y a un siècle. Il faut la réguler, certes, mais sans oublier jamais que nous en avons besoin. L’Europe est vieillissante, sa démographie est en berne. Il faut offrir aux candidats à l’immigration des règles du jeu claires, parmi lesquelles une intégration (apprentissage de la langue nationale, de l’histoire, respect des lois et des coutumes…) qui se décline dans les deux sens. On ne peut pas demander à des étrangers de s’intégrer si, autour d’eux, on continue à les traiter d’étrangers inassimilables.
Donc, oui, M. de Salle, les élections approchent et votre parti, comme d’autres, est dans une position délicate. Vous pouvez continuer à vous drapper dans votre indignation (car c’en est une, autant que celle que vous dénoncez), ou vous pouvez être à l’écoute et l’instigateur d’un véritable dialogue avec les forces vives de la société. Pas les chiens de garde, car les chiens et les hommes ne parlent pas la même langue, et les seconds visent toujours à dresser et dominer les premiers. Les académiques, entre autres, sont prêts à ce dialogue…
[1] On sait que cet ouvrage fut l’occasion de la rupture entre Camus et Sartre – une rupture qui pointait depuis longtemps et qui reposait sur un différend bien plus profond. En effet, Sartre et ses proches n’ont jamais accepté qu’un vrai fils d’ouvrier accède à ce rang. Sartre était un bourgeois qui ne s’est jamais pardonné de l’être et qui a passé sa vie à essayer de le faire oublier. Plus encore, Camus était un vrai homme libre, proche des libertaires, alors que Sartre était l’homme du système, du pouvoir et du contrôle. Fin de la parenthèse.
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