Dans « The Truman Show », Jim Carrey était, sans le savoir, la victime d’une société du spectacle qui avait fait du quotidien et de l’anodin le centre d’attention d’une population entière. Vingt ans plus tard, « The Circle » décrit un monde où vie et divertissement se confondent dans une aspiration à la transparence et à une forme de démocratie… plutôt inquiétante.
Précisons tout d’abord qu’il n’est pas possible de comparer qualitativement les deux films. La présence de l’excellentissime Tom Hanks et de la brillante Emma Watson n’empêche pas « The Circle » d’être un film raté, au scénario maladroit et mal mené, truffé d’invraisemblances et d’incohérences. Mais les deux films ont en commun de dresser un tableau pertinent et effrayant de l’époque dans laquelle ils sont sortis.
Hasards de la vie ou scénarisation d’une histoire ?
« The Truman Show », c’était l’époque des télé-réalités qui ont fait de gens ordinaires des héros éphémères. Outre les centaines de vies brisées et les quelques carrières favorisées, cette pratique a surtout permis de dissoudre la frontière entre non pas, comme on le dit trop souvent, la réalité et le mensonge, mais entre les hasards de la vie et la scénarisation d’une histoire.
La vérité n’est, au final, qu’une histoire à laquelle on accepte de croire. Les « grandes vérités » sur lesquelles une société bâtit son Histoire et ses valeurs sont des histoires qui convergent vers une interprétation commune. Si dix mille personnes, parmi lesquelles certaines considérées comme des autorités et des experts, affirment que tel événement s’est produit d’une telle manière pour de telles causes et avec telles conséquences, et qu’une poignée d’autres tient un discours inverse, on peut considérer que la vérité est du côté des dix mille et le mensonge, du côté de la poignée. Je garde pour une autre chronique la discussion des cas où les statistiques et les majorités sont moins claires. Revenons-on à Truman… Celui-ci est convaincu que ce qu’il vit est « vrai » et les gens qui le regardent, à travers le pays, sont convaincus que ce qu’ils suivent jour après jour est la « vraie » vie d’une vraie personne. Truman est une vraie personne et la vie qu’il vit est la seule qui soit : elle est donc vraie aussi. Mais au contraire de nos existences, elle est scénarisée. Tout est prévu.
Toutes les émissions de télé-réalité sont construites sur cette imposture : faire croire que ce qui se passe « en direct » est le fruit d’un hasard similaire à celui qui guide nos vies. Un hasard plus ou moins contrôlé par nos choix, notre libre-arbitre, nos projets, nos relations… mais même pour les plus obsessionnels du contrôle, il y a toujours un grain de sable qui vient enrayer la belle mécanique. Sauf dans les émissions de télé-réalité, parce qu’elles sont limitées dans le temps et l’espace. Même Truman finit par échapper à ses scénaristes.
Pourtant, une idée s’est implantée massivement dans nos consciences : qu’il était possible de maîtriser l’avenir et nos destins. Prévoir, par décodage de nos gênes, les maladies que nous aurons. Anticiper, par des assurances, les soucis qui pourraient survenir. Autrement dit, « sécuriser » nos vies, car l’incertitude et le hasard sont perçus comme des causes de danger. Autrement dit encore, renforcer notre zone de confort, celle où nos habitudes nous rassurent. Et tant pis si ce « confort » est inconfortable, tant pis s’il prive nos vies de tout sel, de toute fantaisie. Tant pis si cette sécurité se bâtit au détriment de notre liberté.
« The Circle » : pour une nouvelle définition de la liberté
Les attentats que nos pays connaissent depuis une vingtaine d’années ont évidemment amplifié ce processus, renforcé par les discours sécuritaires et alarmants des gouvernants. Même si le risque de mourir dans un attentat terroriste est, au moins dans nos pays, tout à fait infime, statistiquement parlant (ce qui n’enlève rien à l’horreur lorsque cela se produit), cette crainte a justifé et justifie de plus en plus des atteintes constantes à nos libertés et aux droits sur lesquels nos démocraties sont supposées être construites.
C’est dans ce contexte que survient « The Circle ». En deux mots, pour celles et ceux qui ne l’ont pas vu, c’est l’histoire d’une société californienne (synthèse d’Apple et de Google) qui, étape par étape, met en place un gigabigdata, à partir d’un premier projet : « TrueYou ». Le « Vrai-Toi ». Mots clés : la transparence et la démocratie. Tout secret est un mensonge. En acceptant de tout dire, de tout montrer, de tout partager avec tout le monde, on permet à tout le monde de vous aimer et de vous aider. À tous points de vue, y compris médical. Partager ses plaisirs, c’est les offrir à celles et ceux qui ne peuvent les vivre, pour de multiples raisons. Ainsi, le grand patron, incarné par Tom Hanks (on y retrouve bien sûr un peu beaucoup de Steve Jobs, mais pas seulement), évoque-t-il son fils paralysé, cloué sur une chaise ; Mae Holland (Emma Watson), une nouvelle recrue, partie faire du kayak toute seule sans brancher sa caméra, a refusé de partager le plaisir qu’elle a éprouvé avec ce gamin (et tous les autres dans son cas) qui ne pourra jamais faire du kayak. D’autant que l’imprudente a bien failli mourir, prise dans le brouillard et percutée par un bateau… Heureusement que mille caméras et quelques drônes l’avaient repérée, ce qui a permis son sauvetage.
Comme Truman, Mae offre dès lors sa vie en pâture au public, à l’exception des trois minutes durant lesquelles elle va aux toilettes. Mais contrairement à Truman, elle est consciente de le faire. Elle offre volontairement son intimité et sa liberté.
D’autres le font aussi, comme cette responsable politique qui annonce fièrement que, désormais, tout le monde aura accès à la totalité de ses emails et autres messages, tant privés que professionnels. La machine s’emballe. Prise au jeu, Mae propose que le fait d’adhérer au « Circle », au Cloud qui y est associé et par lequel chaque personne inscrite partage désormais sa vie, soit la condition pour pouvoir voter. Condition et obligation.
Le « Circle » est donc la représentation d’une société ultrasécuritaire, où l’intimité est considérée comme un mal, une faute égoïste et une atteinte à la justice collective. Mais tout le monde y sourit constamment, tout le monde y est heureux à condition d’accepter cette règle de la transparence absolue. Tout est contrôlé, mais rien ne l’est finalement, puisque tout ce que les gens, auparavant, cherchaient à contrôler était cause de tous les malheurs. Étienne de La Boétie n’aurait pas osé imaginer pareille « servitude volontaire », celle qui offre la paix en échange de la liberté, de la conscience et de l’intimité. « Dans ton nuage, je remets mon esprit »…
Ce que « The Circle » montre, c’est précisément cette « servitude volontaire » auquel nous collaborons depuis très longtemps. Servitude aux outils qui, effectivement, rendent notre vie plus agréable, plus confortable, moins dangereuse. Une montre qui prévient les secours lorsqu’un accident cardiaque nous guette, lorsque nous avons fait un accident dans un lieu isolé ; qui serait contre ? Tout comme la séduction opérée par les fascismes et les populismes, les premières étapes de cette dictature (celle-ci sera souriante et ensoleillée, mais ce n’en sera pas moins une dictature) sont « évidentes » ; il faudrait être fou pour s’y opposer. Ou réfractaire. « The Circle » pousse la logique jusqu’à mettre en place le système permettant de retrouver n’importe qui, même celles et ceux qui auraient refusé de s’inscrire dans « le cercle », criminel.le.s ou simples citoyen.ne.s. Autrement dit, le simple fait de refuser de participer à cette société de la transparence et de la « vérité » constante est, en soi, un crime.
Mae comprendra trop tard ce qui rend cette pratique inacceptable. Le coup de théâtre qu’elle réalise (et qui, dans ce scénario mal construit, paraît peu vraisemblable) est néanmoins intelligent. C’est encore et toujours ce que Camus rappelait (et que j’ai évoqué sans relâche ces dernières semaines) : s’il est facile d’être logique, il est difficile de l’être jusqu’au bout. Par ruse, elle détruit l’édifice des patrons du Circle en les obligeant, devant des milliards de téléspectateurs, à eux aussi jouer le jeu de la transparence absolue. Grâce à une complicité, qui introduit dans l’histoire l’affaire Wikileaks et un avatar de Julian Assange, leurs secrets sont étalés au grand jour…
Ce que le cinéma caricature, un sénateur américain l’a fait pendant les auditions de Mark Zuckerberg en lui demandant s’il accepterait de dévoiler dans quel hôtel il avait passé la dernière nuit ou ce qu’il avait fait les derniers jours… Le droit à l’intimité, à la vie secrète, aux pensées, même les plus tordues, qui n’appartiennent qu’à nous, ces images, ces mots, ces musiques que nous ne partageons qu’avec celles et ceux que nous avons choisis, au moment où nous le décidons. On en revient toujours à la même exigence : la liberté. Mais une liberté réelle, pas toujours confortable, risquée, construite sur notre responsabilité individuelle. Et par rapport aux réseaux sociaux et aux outils connectés, la liberté de les utiliser ou non, quand on veut, comme on veut. Comme un outil, tout simplement… « C’est effrayant, Monsieur, comme la vie se complique quand on la veut simple », écrivait André Baillon.
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