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Italie an 0 : De profundis


Les dernières élections italiennes laissent le pays dans une situation inédite et inquiétante. L’Italie nous a habitués à cette vie politique mouvementée, où l’on croit pouvoir rire alors que des drames se préparent peut-être. En voyant les populistes de M5S et la Lega d’extrême droite élaborer cette « chose » jaune et verte a priori impossible, je me suis souvenu de Salvatore Satta…


Le président du Conseil pressenti est un juriste ; c’est un point qu’il partage avec Salvatore Satta, éminent juriste déjà durant l’ère fasciste, et plus encore après. Satta s’est de surcroît révélé, après sa mort, comme un des grands écrivains italiens, en laissant deux romans magnifiques, Le jour du jugementet La Véranda, mais aussi un texte tout à fait inclassable et que toute personne s’intéressant à l’histoire du fascisme devrait lire : De Profundis (récemment traduit en français et magnifiquement publié par les éditions La Conférence.


De Profundis : bilan de vingt ans de malheur

Satta entreprend l’écriture de De Profundis après la défaite de 1943 et s’interroge sur les causes de ce désastre. Sans cette analyse lucide et douloureuse, l’Italie, pense Satta, ne pourra jamais se redresser.


En juillet 1943, quand le régime de Mussolini s’effondre, les Italiens n’aspirent qu’à la paix. L’armée en déréliction totale a non seulement refusé de poursuivre la lutte contre les anciens ennemis, mais aussi de se battre contre l’ancien allié, l’Allemagne nazie. Les Italiens imaginent sans doute, écrit Satta, que ce refus est un acte moral, la libération d’un esclavage intérieur qui a obscurci en eux pendant vingt ans tout jugement éclairé. Mais à l’échelle de l’Histoire, que vaudra cette justification ? Comment un peuple qui a pris la voie du fascisme vingt ans plus tôt peut-il être certain de choisir à présent une voie meilleure ? Il conviendrait donc, pense le juriste, de s’interroger avant toute chose sur ces vingt années.


Le fascisme a commencé comme une farce ; on a ressorti de vieilles références à l'Antiquité romaine et on a défilé dans les rues. Outre les discours haineux, rien n’a changé de l'habitude. L'ordre nouveau s’’est superposé à l'ancien sans le remplacer. Chacun arborait tantôt un visage, tantôt l'autre, selon les circonstances. Personne ne s’est rendu compte du changement effectif qui s’est produit à cause de ce déguisement, de cette couche ridicule posée sur les actions des fascistes.


Les fascistes, du reste, n'avaient aucune idée de la direction qu'ils prenaient ; ils voulaient seulement le pouvoir. Un pouvoir absolu, qu'on ne puisse pas contrer avec des mots. Un pouvoir fait de force, de terreur et d'armes.


Fascisme, défenseur de la liberté ?

Les fascistes ont mené une lutte politique qui avait les formes séduisantes d'une lutte pour la liberté. Ce régime n'a fait que mettre en avant ce que l'homme était dans la période qui a précédé ; un homme qui aspire à la liberté, érigée en privilège. Et pour atteindre cette liberté, il faut un État structuré, fort. Mais cet homme privilégié s'est heurté à des revendications sociales venues des classes moins favorisées que lui. Et une fois l'appareil d'État empli de braves et d'aventuriers qui ont décrété que l'État ne voulait plus servir mais être servi, l'homme traditionnel s’est incliné et s’est apprêté à servir le nouveau régime, qui incarnait son salut. Peu nombreux ont été ceux qui ont compris à ce moment que le régime éteignait toute flamme de liberté. Et personne n’a réalisé qu'il s'agissait du début d'un long calvaire.


Survivre pour ne pas mourir

Puis, le régime fasciste a brisé les lois, ce qui a lâché la bride aux instincts primaires. D'un coup, il n'était plus nécessaire de suer sang et eau pour obtenir quelque chose, il suffisait de tendre la main. Ceux qui rendaient cela possible, les nouveaux gouvernants – qui, avant, n'avaient rien – ont été adorés, acclamés par ceux qui avaient déjà tout. Le riche et le noble ont demandé aux aventuriers de confirmer leur investiture, démontrant ainsi brillamment l'illégitimité de leurs privilèges. Le marchand et l'industriel se sont enrichis en enrichissant les nouveaux maîtres, faisant trafic du corps de la patrie, démontrant l'asocialité de leur fonction. Le savant et le lettré ont mis leur expérience à disposition des aventuriers, légitimant l'arbitraire et le caprice par des formules improvisées, anéantissant à jamais leur prétention à constituer une élite.


La vaste majorité des Italiens, prophétise encore Satta, estimera qu'elle appartient à une race d'esclaves qui ont suivi les nouveaux maîtres simplement pour ne pas mourir. Mais c'est en vain qu'ils tenteront de se soustraire au jugement de l'Histoire, car cela démontre qu'ils n'étaient pas conscients des libertés qu'ils perdaient.


L’impossible lutte contre le pouvoir fasciste

Lorsque les fascistes sont arrivés au pouvoir, il est devenu extrêmement difficile, voire impossible, de les en chasser. D’abord parce que l’inertie du régime tenait lieu de paix pour les citoyens, qui ont gardé un mauvais souvenir des libertés qui, auparavant, les mettaient face à leurs responsabilités. Renverser le régime fasciste aurait signifier rétablir ces responsabilités ; les gens n’en ont pas voulu.


Lorsque Mussolini a réalisé cet état d’esprit, il a compris que la voie était libre. Après l’abolition des libertés formelles, il a érigé l’aventure fasciste au statut de mythe, que Satta qualifie de « plus grande fiction de l’Histoire » : un régime dirigé par un groupe qui fait tout pour conserver le pouvoir et se bat contre les individus qui pourraient le lui contester (c'est-à-dire toute la population), et une population qui, voulant sauver sa richesse, sert ce régime.


En juriste éminent, Satta a compris que la spécificité du fascisme réside probablement dans son rapport paradoxal à la loi : le régime a passé son temps à légaliser la situation de ruine dans laquelle il a mis le pays, en créant et abrogeant les lois au fur et à mesure pour servir ses intérêts.


Je renvoie au texte de Satta pour l’analyse de la suite de cette sinistre aventure, jusqu’à la chute de Mussolini et cette défaite que, selon lui, les Italiens ont voulue.


Toute ressemblance…

Si je reviens sur ce texte, c’est parce qu’il apporte un éclairage étonnant sur ce qui se passe aujourd’hui en Italie, ce pays qui est la troisième puissance économique européenne et qui compte parmi les fondateurs de l’Union européenne (sans parler de la civilisation occidentale). Ce pays que nous aimons, parfois passionnément, et qui n’a cessé de nous surprendre, voire de nous choquer, par ses montagnes russes politiques. Il aura été le laboratoire des terrorismes d’extrême gauche et d’extrême droite dans les années 1970. Il aura fait triompher un entrepreneur populiste prêt à tout pour s’enrichir et empêcher les poursuites judiciaires que ses actes justifiaient pourtant. Et il voit aujourd’hui triompher aux élections un mouvement populiste mis en place par un clown, et un autre d’extrême droite piloté par un opportuniste.

Les analyses des causes de cette situation ne manquent pas. Je renvoie à celles, nourries par des décennies de fréquentation de ce pays, que publie Hugues Le Paige sur le site de la revue Politique. Outre les dérives économiques, il est évident que l’incapacité de l’Union Européenne à gérer la « crise des migrants » aura pesé lourd dans ce naufrage. L’égoïsme que Satta pointait pour expliquer, en partie, le succès du fascisme mussolinien est à nouveau à l’œuvre, même s’il s’agit d’un égoïsme collectif, les autres pays européens refusant, plus ou moins ouvertement, d’assumer leurs responsabilités et leur devoir dans l’accueil d’un nombre de personnes qui, réparti dans tous les pays de l’UE, aurait été insignifiant et tout à fait gérable, quoi qu’en disent les Orban et autres chefs d’État nationalistes bornés et malhonnêtes. Ce n’est pas tant l’Europe qui a failli que les gouvernements nationaux qui ont trahi leurs engagements européens.


« Un peu de tout » pour n'arriver à rien

En se présentant comme des partis « anti-système », la Lega et les Cinque Stelle disent la faillite d’un système qui aurait dû protéger le pays – et tous ceux qui risquent de suivre la même voie – d’un tel désastre électoral et politique. Leur programme est un vaste foutoir de n’importe quoi ou, pour reprendre le slogan d’une publicité pour les fromages belges, « un peu de tout » pour n’arriver probablement à rien. Plusieurs de leurs mesures sont déjà dénoncées comme anticonstitutionnelles et certaines sont dignes de celles mises en place par Mussolini, à commencer par cette aberrante interdiction, au sein de l’exécutif, de toute personne appartenant à la franc-maçonnerie.


Un engagement inquiétant

Que les gouvernements hongrois ou polonais aient entrepris de démolir l’édifice démocratique qui doit être le fondement et le garant de l’Europe, c’est déjà inquiétant ; mais qu’un pays fondateur, à la tradition démocratique profonde, s’engage dans cette impasse l’est infiniment plus. On ne voit pas comment la situation pourrait évoluer positivement, à moins que le Président Sergio Matarella réussisse un coup de maître à travers la composition du gouvernement – ou, en refusant les candidats pressentis, renvoie les Italien.ne.s aux urnes. Mais dans ce cas, les résultats qui en sortiraient, aujourd’hui, n’offriraient aucune alternative… Comme pour Berlusconi, il faudra que les Italiens et les Italiennes prennent la mesure de son incurie et de son inefficacité avant de le rejeter. Mais dans combien de temps, après quels dégâts, et au profit de qui ?


La responsabilité de la gauche et de l’Europe

La gauche porte une responsabilité majeure dans ce désastre. En renonçant à ses valeurs et à ce qui aurait dû fonder son programme, en se faisant l’allié servile des forces qu’elle aurait dû combattre (il y a de quoi désespérer quand on se souvient des déclarations de guerre à la finance faites par Hollande…), elle a fait le lit de ce populisme et de l’extrême droite. Il faudra sans doute des années pour qu’elle se relève, et la gauche radicale, celle de Melenchon ou du PTB, effraie trop pour devenir une alternative crédible.


La réponse sera, à court terme, dans les réformes au niveau européen. Dans la capacité de l’Union à imposer un vrai partage de la responsabilité dans la crise des migrants. Mais aussi à fonder un nouveau projet dynamique, tournant le dos à cette austérité dont les économistes les plus brillants (et pas seulement les marxistes !) répètent sans relâche combien elle est mortifère et destructrice.


Voilà le résultat des urnes italiennes : une urgence pour l’Europe.


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