Requiem vénitien - couverture souple
Berlin, 1879. Le compositeur Alessandro Giacolli entame sa trentième année d’exil. Depuis son arrivée en Allemagne, il reste étrangement infécond. Rongé par l’échec, il envoie Jonathan, un jeune disciple, enquêter à Venise où l’Histoire a fait de lui un créateur maudit, proie des fantômes et d’une mémoire sans merci.
Là-bas, en 1848, outre l’indifférence du public, le mépris du tout-puissant marquis Bulbo – insupportable rhéteur pour qui l’art n’est que vanité -, et le complot ourdi par une femme dépitée, Giacolli doit affronter les dangers de la guerre d’indépendance menée contre les autorités autrichiennes. Un vent de liberté souffle à peine sur la république vénitienne que déjà on redoute le pire dans ce combat inégal contre un Empire à son apogée. La terreur envahit Venise assiégée, bombardée, livrée à la famine et au choléra. Giacolli doit fuir ; il abandonne ses partitions derrière lui, ayant perdu foi dans les hommes autant qu’en lui-même. Le renoncement et la folie le guettent. Pour sauver son maître, Jonathan sait qu’il doit renouer les fils du passé et, avec la même ferveur, s’attacher à la reconstitution d’une Venise méconnue.
Au cours de son voyage, le jeune homme croisera, parmi les ombres ressuscitées, un orphelin à la voix ensorcelante, des musiciens du ghetto juif suspectés de soutenir la révolte, un médiocre librettiste révolutionnaire. Ou encore les héros bien réels de cette révolution à l’italienne toute imprégnée de beauté lyrique: Verdi chantre de l’indépendance ; la Taglioni, incomparable ballerine romantique compromise avec les autorités autrichiennes ; Daniele Manin, libérateur de cette fière république . Chacun d’eux fait miroiter une facette de Giacolli; et malgré la vérité, versatile, fuyante, Jonathan dresse le portrait inoubliable d’un artiste qui se croyait perdu pour la gloire et pour l’éternité.
« Kyrie. Faut-il avoir pitié de toi, Alessandro ? Es-tu vraiment ce musicien maudit victime d’un tyran de salon ? Victime pascali laudes… être pitoyable est l’unique admiration dont profitent ceux qui ont vu leurs ambitions échouer. Certains organisent leur échec aussi soigneusement que d’autres leur victoire. Le talent effraie et la vocation aussi. Tous les prophètes ont d’abord fui l’appel divin. La création est une divinité exigeante. Et contrairement à d’autres, elle est sans pitié. Elle a choisi la postérité en guise de paradis et les élus sont rares. Sans parler qu’ils ignoreront toujours tout de leur élection, dont ils ne douteront jamais autant qu’à l’instant de leur mort. C’est cruel. Mais nul n’est contraint de créer. Mieux vaut d’ailleurs ne jamais commencer, fuir comme Jonas au fond de la baleine d’une vie terne plutôt que de renoncer. Sans quoi, il n’est plus possible d’oublier. On tente des retours mais on a perdu le rythme et la voie. On erre, attiré par des échos taquins et insaisissables, et l’on se perd. Tu le sais, Alessandro ; il n’y a pas de renon possible qui ne serait pire que la mort.
« Mais sans doute suis-je injuste envers toi… Tu n’es pas dupe. Tu étais sur le bord du canal, ce matin où une sonate est venue te signifier qu’il fallait la suivre ou plonger. Tu n’as pas choisi le canal et son oubli définitif. La sonate menait à Paolo, et Paolo exigeait la messe. C’est du moins ce que tu as choisi de croire. Tu n’en sais rien, finalement, de ce que désire cet enfant. Tu t’es bien gardé de lui poser la question, lui dont la voix s’élève à présent, merveilleuse et claire, qui domine l’orchestre et le choeur. Tu ne l’écoutes que lorsqu’il chante ta musique, et parfois même les paroles que tu lui imposes. Te sers-tu de lui ? C’est probable, non ? Tu rétorques que le mal n’est pas grand puisque tu l’aides en retour. Il n’y a pas d’acte gratuit, sauf pour qui n’est pas lucide. Mais es-tu sûr de l’aider ? Tu veux en faire un soliste réputé ; mais sera-ce possible en demeurant dans cette ville assiégée, délabrée, fissurée, qui ne vit plus que nourrie de chimères et de nostalgie ? Tant que tu resteras ici, tu seras confronté aux projets lyriques et absurdes de Federico, aux caprices cruels du marquis. Il est vieux ?
D’autres viendront. Tu en as besoin. Il te sert d’alibi, Bulbo. Vous pourriez vous entendre à ravir ; un même égoïsme vous anime. Tout le reste, les considérations sur l’art et la vie, n’est que garnitures et trompe-l’oeil. Je te le demande, Alessandro Giacolli, autour de cette musique remarquable et que si peu remarqueront, toi qui penses me célébrer en chantant tes louanges et ton miserere : songes-tu parfois à ce que ressentent ceux qui sont assez fous pour t’être proches ? Paolo ? Anna ? Et même ce pauvre Federico qui est monté dans la galère de l’art avec moins de bagages et d’armes que toi ; il a besoin de toi, même si son projet est voué à l’échec, et ton orgueil refuse d’entendre ce cri de détresse. Écrire un opéra populaire à la gloire de Manin serait-il déchoir davantage que composer une messe pour un orchestre d’enfants incapables de la jouer, pour une dizaine d’auditeurs ? La pitié, Alessandro, n’est pas là où tu le crois. »
Et un dernier pizzicato achève le Kyrie. Gloria.