À présent, sa famille prenait plus de place dans le cimetière que dans les rues de Montechiarro. Adriano suivit le père Baldassare et les quelques villageois qui les avaient accompagnés jusqu’à l’entrée où on l’embrassa encore, mais avec plus d’empressement qu’à l’annonce du décès de ses parents ; la vie, décidément, était impatiente, et il fallait être riche pour pouvoir s’adonner au malheur.
Les gens s’éloignèrent et Adriano resta seul avec le père Baldassare et le soleil.
— Viens, Adriano, nous avons à parler, toi et moi.
Ils remontèrent à pas lourds vers la porte de Sienne. Souvent, en passant sous cette arche antique et délabrée, le religieux murmurait qu’un jour ou l’autre, si l’on ne se décidait pas à la restaurer, quelqu’un se ferait tuer par la chute d’une pierre. Cette fois-ci, il ne fit aucun commentaire.
— Vous avez demandé qu’on répare la porte ? hasarda l’enfant.
— Tu sais, je n’ai pas grand-chose à dire. Je ne suis à Montechiarro que depuis cinq ans, et je ne suis même pas originaire de la région.
— Si vous dites que le passé, c’est important, pourquoi refusez-vous de me raconter votre histoire, votre arrivée à Montechiarro ?
— Tout ce qui vient du passé n’est pas bon à prendre, et ma vie ne t’apportera rien qui puisse t’aider à affronter la tienne.
Adriano se demanda un instant si, contrairement à son habitude, en raison de la solennité de l’événement, Baldassare n’allait pas poursuivre cette discussion derrière ses propres murs ; mais le prêtre passa devant sa porte sans ralentir et, avant l’église San Stefano, bifurqua dans la ruelle qui grimpait vers le Giardinetto puis replongeait vers la porte des Pèlerins. Les maisons bordant ces chemins étroits étaient misérables, mais elles semblaient confortables à Adriano ; dans son quartier, de l’autre côté de Montechiarro, près de la porte du Soleil, les masures étaient plus délabrées encore.
La pente était raide jusqu’au Giardinetto et le père peinait davantage que dans la montée du cimetière.
— Je m’arrêterai chez Nardo pour lui emprunter son âne. Nous avons une longue route à faire et je tiens à vivre au moins jusqu’à ce soir. Jusqu’à ce que je sois tranquillisé sur ton avenir…
— Mon avenir, père Baldassare ?
Adriano s’étonnait que l’on puisse se poser une question à laquelle une seule réponse semblait envisageable : son avenir serait pareil au passé de ses parents, et ce n’était pas la peine d’enfourcher un âne sous le soleil de juillet pour si peu.
— Oui, Adriano ; j’aimerais t’offrir ce qui, malheureusement, est refusé à la plupart de tes semblables : la possibilité de construire une vie qui ne soit pas dictée par la nécessité de survivre.
Ils quittèrent le Giardinetto et arrivèrent chez Nardo qui les attendait, son âne prêt à partir.
— J’ai mis une outre pleine d’eau.
Baldassare tendit une pièce qui disparut sans commentaire dans la main du paysan.
— Parfait. Allons-y, Adriano. La route est longue jusqu’à la villa Bosca.
— La villa Bosca ? Vous m’emmenez chez le comte ?
— Le comte Bonifacio Della Rocca ; oui, Adriano.
Ils se mirent en route, silencieux et songeurs, écrasés par la chaleur. Adriano essayait de profiter des ombres mêlées de la bête et du cavalier pour alléger sa marche, bien que le soleil fût d’aplomb ; Baldassare plissait les yeux et retardait autant que possible le moment où il céderait à la tentation de saisir le récipient rebondi qui ballottait contre sa jambe. Chemin faisant, Adriano perdit le fil de ses pensées ; il percevait, comme de loin, le fonctionnement mécanique de son corps, concentré sur ses jambes, et, dans le même temps, s’en détachait de plus en plus, pas après pas. La sueur ruisselait sur ses tempes et brouillait sa vue, l’obligeant à tenir ses paupières presque closes. Il se laissait glisser au gré d’une musique sourde, symphonie de cigales et autres insectes scandée par les sabots de la bête et les battements du sang à ses tempes. La route montait, descendait, sinuait, et les deux compagnons s’abandonnaient à l’allure nonchalante du baudet.
Adriano ne put estimer où ils en étaient de leur marche lorsqu’un changement mit fin à son hébétude. Baldassare avait arrêté sa monture et buvait à longs traits ; il tendit l’outre à Adriano et, d’un geste du bras, désigna quelque chose derrière l’enfant.
— Regarde, Adriano… On devrait pouvoir être heureux dans un tel pays.
L’enfant se retourna tout en faisant couler de l’eau sur son visage et dans sa bouche ; c’est alors qu’il découvrit son pays, somptueux dans son indifférence aux désarrois des hommes, qui portait le soleil comme une parure de fête ; et, au loin, couronne de pierres sur sa colline, tenue à la plaine par des rubans de cyprès, Montechiarro, comme jamais encore Adriano ne l’avait contemplée, qui semblait n’attendre que les hommes pour être enfin heureuse, et qui peut-être l’était sans eux, malgré ses pierres branlantes et les vicissitudes de ses habitants ; ville et pays étaient d’une autre espèce, d’une race supérieure à laquelle les humains s’étaient laissé asservir – à cause de leurs faiblesses, de leur soif de pouvoir ou de leur difficulté à vivre –, mais qui attendait toujours que les esclaves se libèrent et la rejoignent dans le bonheur.
C’est là, sur le chemin de la villa Bosca, qu’Adriano conclut un pacte avec sa ville, une alliance de soleil et de poussière, celle qui lui collait au visage. Sans savoir ce qu’il disait exactement, il prononça d’une voix rauque une prophétie que Baldassare se garda de lui faire préciser :
— Je reviendrai…
Ils se remirent en route.